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Rubrique Contribution

Le tourisme en Algérie : quelle image ?

Par Dr M. Betrouni
Ni les disponibilités financières ni encore la volonté politique ne constituent les préalables d’une politique touristique forte et efficiente. Réussir le tourisme c’est, d’abord, investir dans la construction de l’image Algérie. Mais encore faut-il que cette image soit envisagée comme construction permanente et non comme un donnée ou une préexistence, ce qui est, hélas, le cas. Mais c’est quoi, en fait, l’image Algérie ? Est-elle la représentation que nous «voulons» donner de nous-mêmes ou alors celle que nous «devons» donner de nous-mêmes ? Pour disserter sur ce sujet, nous avons considéré utile, d’un point de vue méthodologique, de partir d’exemples illustratifs, partagés et connus de tous, afin de mieux situer les éléments pertinents de la problématique touristique en Algérie.
Premier exemple illustratif : considérons une visite touristique d’un site archéologique emblématique de la dimension de Tipasa, Djemila, Timgad, Taghaste ou Hippone. Ce qui est servi au touriste est, traditionnellement, un corpus de vestiges antiques romano-latino-chrétiens, accompagné, parfois, d’une littérature scientifique et didactique, avec guide et visite de musée à l’appui. Le paradoxe, dans ce premier cas de figure, est que l’opérateur touristique algérien est placé, d’emblée et à son corps défendant, en dehors du processus de mise en tourisme d’un produit au label romano-latino-chrétien, qui relève d’une temporalité occidentale, étant lui-même issu d’une temporalité quasi antagonique, qui procède d’une autre forme de sensibilité et d’esthétique, exclusivement berbéro-arabo-musulmane. Les romano-latino-chrétiens,  c’est les autres, ce n’est pas «nous». D’aucuns ont même considéré que c’est un patrimoine étranger, à destination occidentale. Un conservateur de site (voir le quotidien El Watan) avait même préconisé la mise en concession  de ce patrimoine. Comment représenter, alors,  ce qui n’est pas à «nous» ? La difficulté, dans l’image servie, réside, en fait, dans l’entrechoc entre deux temporalités considérées «inconciliables». 
L’invraisemblance est que l’ordre de mise en tourisme est inversé, c’est le touriste occidental, de confession judéo-chrétienne et de culture gréco-latine, qui  devient le dispenseur d’image. C’est à travers son regard, par effet de miroir,  que l’Algérien accède à l’image qu’il «doit» donner de lui-même. Il ne se reconnaît qu’à travers ce regard de l’autre, en participant à sa propre négation, par la reproduction de  la règle sémantique : «Ils étaient tous là, Cartaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Turcs, Français», n’arrivant pas à se soustraire du décor pour se placer comme acteur et producteur de sa propre image. La situation est davantage compliquée par la qualité des matériaux didactiques en vigueur. A l’exception de travaux archéologiques sérieux, mais trop techniques, le reste des publications et autres médias, tout format confondu, est une réitération des écrits des anciens, dont on connaît les tendances, depuis Hérodote jusqu’à Stéphane Gsell. C’est sur ce support documentaire, non revisité, qu’est assise toute l’architecture touristique algérienne, celle qui a trait, notamment, à la culture et au patrimoine culturel. 
Pour le visiteur non occidental, tout particulièrement de culture musulmane, la distanciation est encore plus grande. L’opérateur touristique algérien est placé dans une position très inconfortable, celle d’un prestataire de service, servant une image construite par l’autre. Il agit sur une offre touristique de seconde main que l’autre est plus à même de mieux servir, étant «dépositaire» des valeurs de l’héritage gréco-romain, des motifs et des codes artistiques et esthétiques correspondants, notamment le motif du nu, cette forme de représentation votive, qui participe, à travers toute une statuaire, à exprimer un mythe, une fiction ou un récit autour des dieux et des héros, pour façonner les imaginaires et les comportements des sociétés et des individus. Le drame des Beaux-Arts en Algérie.           Comment raconter Tipasa ou Thagaste sans passer par le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, les Confessions, la Cité de Dieu, Sermons et De Musica de saint Augustin,  non pas pour réinventer la foi, mais pour accéder aux valeurs universelles de l’harmonie et de la proportion? Quel destin réservons-nous à toute la statuaire extraite des sites archéologiques, désormais dissimulée dans les réserves de musées ? Plus dramatique encore, les chapiteaux et les colonnes grecs de l’ordre dorique et ionique, qui caractérisent nos grands monuments numides sont regardés en dehors des principes universels d’architecture (Vitruve 80e av. J.-C.) et des modèles et étalons de la Grèce antique.  L’archéologue S. Gsell en avait décidé ainsi, lui qui, en 1901, décréta  [alors qu’il ne savait encore rien de l’Algérie, il s’y était établi en 1893], que «la culture gréco-romaine n’avait pas eu assez de prestige pour leur faire oublier [autochtones] leur passé, pour modifier entièrement leurs mœurs». Une soixantaine d’années après lui, G. Camps  lui emboîtait le pas, en affirmant que les attributs «helléniques» ne sont «qu’un habillage extérieur, un vernis, une chemise, un décor étrangers à une préexistence permanente et immobile». Nous en sommes toujours là.
L’incident de la statue de Aïn El-Fouara, à Sétif, est significatif de cette attitude de refoulement et de «refus» d’accès à l’héritage gréco-romain qui, soulignons-le, n’appartient pas en propre à la seule pensée occidentale. Toute la philosophie et l’historiographie orientale s’en sont inspirées. Ne savions-nous pas assez que la culture grecque et le savoir de ses philosophes ne sont parvenus en Occident, qu’à travers les traductions arabo-musulmanes, reprises ensuite en latin, notamment à Tolède, dans la seconde moitié du XIIe siècle, au plus fort du Califat de Cordoue ? Il est inconcevable, plus d’un demi-siècle  du recouvrement de l’indépendance, que nous demeurions impassibles, devant une construction «gsellienne» (S. Gsell) d’un  passé  enchâssé  dans un récit exclusif de confrontation entre Rome, la latine, et Carthage, la sémite, où le regard est déplacé d’une orbite raciale, climaticienne, d’axe nord-sud, vers une orbite culturelle et religieuse, Est-Ouest, opposant un Orient phénicien et sémite à un Occident romain à l’exclusivité latine. Syphax, Massinissa ou Jugurtha ne se racontent, hélas, qu’à l’intérieur de ce récit exclusif. La dimension grecque, clé de voûte du système civilisationnel méditerranéen, étant éliminée de ce dispositif de construction historique. Tous nos sites et nos musées sont arrimés à ce dispositif de monstration, où l’esprit grec et la dimension hellénique sont totalement exclus. Point d’enseignement du grec et du latin à l’université, point de collections grecques dans nos musées.
Deuxième exemple illustratif : dans le cas du tourisme saharien, sur un territoire de plus de 2 millions de km2, l’opérateur touristique algérien met en tourisme une image «exotique » et «folklorique», qu’il n’a pas produite lui-même, mais qu’il a extraite d’un corpus d’images et de documents, qui sont illustratifs d’un passé colonial, construit sur la dichotomie colon/colonisé et le regard radicalisant sur l’autre. C’est sur ce terreau communicatif que le tourisme saharien risque de s’établir, pour reproduire une image qui place l’ex-«indigène», dans une posture à la fois étrange et fascinante, et sur laquelle seront projetés ou réanimés des fantasmes d’un «Orient» refoulé. L’objectif  étant la «re» construction d’un imaginaire du visiteur, pénétré par les idées d’évasion et d’exotisme, d’ailleurs bien traduites dans les œuvres picturales et littéraires orientalistes. Le Musée national Etienne-Dinet en est l’illustration la plus éloquente. Ici, la difficulté est encore plus grande, dans ce sens où le Sahara n’a jamais été soumis aux règles d’un découpage historique et archéologique, réservé seulement aux ex-départements d’Oran, Alger et Constantine. La circonscription archéologique s’arrête au «limes» romain, ne dépassant pas la latitude de Messaad, qui constitue la limite d'extension vers le Sud des traces romaines. Ce découpage – colonial — consacrait, par la preuve archéologique, la partition d'un territoire géographique entre une «Algérie du Nord», marquée par l'ordre romain, celui des municipes et du limes, dont il fallait achever l'œuvre, et un Sahara dit «territoires du Sud», une surface dix fois plus grande — où la romanisation n'a pu s'établir et pour lequel la France avait envisagé la stratégie de pénétration saharienne, celle qui réaliserait l'unité de l'Empire romain, en fait français. 
Plus d’un demi-siècle après l’indépendance, le Sahara demeure sans cadastre archéologique, l’absence de traces matérielles puniques, romaines et byzantines et l’insignifiance des traces turques et arabes  ont contrarié toute la «mécanique» du classement en monuments historiques, qui ne reconnaît que la monumentalité durable (architecture de pierre), rejetant les modes de construction et les types de matériaux aux vertus  considérées antinomiques : la terre, le pisé, la bauge, l’adobe, le torchis et la terre-paille. Le label n’a investi que les terrains dits de la noblesse et de l’aristocratie des formes et du matériau, en rejetant aux territorialités vernaculaires les matériaux et les formes d’expression qui se refusent au démontage et à la désarticulation. Point  de monuments historiques dans l’espace saharien.
C’est dans ce modèle de pensée, que nous nous sommes enfermés, en souscrivant, par inconscience ou par paresse intellectuelle, à la minorisation des valeurs qui font l’essentiel de nous-mêmes, nos casbahs, nos ksour, nos mausolées, nos mosquées, nos marabouts, nos greniers collectifs, nos tours de guet, qui structurent nos référentiels, en ne s’invitant pas, nécessairement,  à l’éloquence  du monumental, pour s’imposer par la dureté de la pierre et la solidité de l’affleurement. Notre problème, aujourd’hui, n’est pas dans la reconnaissance et le label, il est dans la nécessaire mutation dans notre imagerie du lieu. Le patrimoine saharien n’est pas une survivance, une somme de traditions qu’il faut  conduire et accompagner à la déchéance et la décrépitude, mais un  référent essentiel qui assure et garantit la continuité historique. Les Sahariens, en effet, à la différence  des populations du Nord, ne vivent pas une relation antagonique ou conflictuelle avec leur patrimoine. L'absence d'interférences historiques – ni Cartaginois, ni Romains, ni Byzantins, ni Turcs – a fait que le sentiment d'appropriation du patrimoine est entretenu par une projection permanente sur les valeurs ancestrales, dans leur relation à l'islam. La référence à l'islam comme repère et ancrage civilisationnels et source d'identification spirituelle et religieuse n'a pas bouleversé l'équilibre d'un ordre culturel et socioéconomique ancestral. C’est dans cette compréhension que la stratégie de mise en tourisme du Sahara doit être pensée, dans une perspective de discrimination positive, en vue d’une meilleure intégration.
Troisième exemple illustratif, celui du tourisme de détente et de loisir, qu’il soit paysager ou balnéaire, l’équation est encore plus complexe, car elle renvoie à des considérants d’environnement et d’aménagement du territoire qui, là aussi, ne sont pas des préexistences, mais des constructions permanentes, renouvelées au fil des générations. Le paysage ne relevant pas du seul domaine de l’observé, il est vécu dans son visible et  son invisible, il est, le plus souvent même, interprété. Ce que vous voyez comme montagne constitue, pour l’autre, une femme déployant ses tresses, pour  le territoire.
Le paysage existe en dehors de nous et indépendamment de nous, il peut donc être étudié objectivement, se prêtant à la mesure et au traitement scientifique et technique, mais il est aussi et surtout, pour l’homme, un espace qui est perçu et qui est senti. L’appréciation de l’espace est esthétique et donc l’odorat, de l’ouïe. Cette dimension «kinesthésique» nous commande de revisiter nos aires protégées (voir article sur les parcs nationaux, dans le Soir d’Algérie des 22 et 23 octobre 2018) qui, aujourd’hui, doivent  dépasser la stricte observance des règles normatives du contrôle et de l’interdit, pour parvenir aux services écosystémiques, notamment ceux récréatifs et éducatifs, à l’endroit des visiteurs, particulièrement les touristes. Une situation qui bouleverse toute une perception environnementale et écologique. Evoquer les valeurs récréatives et éducatives, c’est investir le champ des loisirs, du ludique, de la délectation et de l’agrément. Nous nous déplaçons d’une activité dite utile et nécessaire à une activité qui relève du temps de loisir. La dimension économique, celle qui gouverne le temps de travail, n’est pas envisagée en termes de retombées, de chiffre d’affaires et de plus-values financière et économique, mais en bienfait social non mesurable. Où doit se placer le tourisme de détente et de loisir, et avec quels moyens, dans cette nouvelle configuration environnementale ? Les trois exemples illustratifs que nous avons déclinés, dans cette courte            dissertation, sur la représentation que nous «voulons» ou «devons» donner de nous-mêmes, dans la perspective d’une mise en tourisme de l’image Algérie, constituent les premières stations d’un questionnement fondamentalement identitaire, sur un territoire, un peuple et une société, à travers des outils d’accès à la lecture et l’analyse d’une Histoire et d’une mémoire assaillies. 
M. B.

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